la boisson du diable

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@kaltrina crows

Tu arrives en retard à la réunion. Le coup classique. Tu pousses la porte d'une épaule un peu bourrue et entre dans la pièce sans prendre la peine de regarder les membres déjà réunis. Sans un mot, sans une parole ((il ne faudrait pas interrompre le monologue en cours, pas vrai)). Une fois n'est pas coutume, tu choisis le siège le plus isolé, celui proche de la sortie, celui en plein courant d'air, mais également celui qui te permettra de quitter au plus vite les lieux. Tu fais acte de présence, mais ton désintérêt empeste à des lieues à la ronde. Tu laisses ton regard traîner sur les gueules de ces parents éprouvés, de ces humains un peu tristes, un peu énervé. T'as l'impression d'être à une réunion parents-professeurs dans un collège; sauf que toi, t'as pas de gosse à défendre. T'es pas monsieur-tout-le-monde, tu te sens pas vraiment préoccupé par la sécurité de la ville, pas franchement préoccupé par les activités envahissantes de l'UAM. T'es là parce que tu n'as pas le choix, parce que c'est l'aspect chiant et franchement barbant de cette association.

Et t'écoutes en silence.

Les complaintes des individus, les sanglots de certains qui prennent ces réunions pour des rencontres entre anonymes, qui partagent leurs peines et leurs malheurs en espérant sans doute trouver ici une oreille attentive. T'as le regard qui dérive vers le plafond, puis vers le sol, tu comptes les fissures avant de revenir à la prise de parole ((tien, c'est plus un homme mais une femme qui s'exprime)) et le secondes s'éternisent et ta patience se nécrose un peu plus. Puis, délivrance soudaine. Des merci, à la semaine prochaine lancés çà et là, tout le monde se lève et tu te lèves en même temps. T'as déjà la main sur la poignée quand une voix propose d'aller boire un verre et ça te fait hésiter. T'as peut-être le temps pour un verre en effet. Ça te permettra de te mêler à la foule, d'en apprendre un peu plus sur chacun, de sociabiliser dans ce simulacre de vie. Sans doute qu'il vaudrait mieux mettre des noms sur ces visages qui t'entourent, des histoires aussi. T'es là pour ça après tout, officiellement. Alors lorsque tu passes la porte, mains dans les poches, c'est pour emboîter le pas à quelques silhouettes qui bavardent, restant à quelques mètres derrière, l’œil vif agrippé à leurs dos.

Vous ne faites pas beaucoup de chemin, quelques mètres pour passer du restaurant à un petit bar. Le soleil n'est pas encore couché, le ciel se pare de reflets orangés, typiques d'une fin de journée d'été. En faisant un peu abstraction du reste, le quotidien pourrait sembler parfaitement normal, même s'il n'en est rien. Ils entrent les premiers dans le lieu et toi, tu prends le temps de fumer une cigarette sur la chaussée. Tu observes les passants, les voitures, tu guettes des visages familiers que tu ne voudrais pas croiser. Mais seuls les braves gens arpentent les trottoirs à cette heure de la journée. Tes connaissances ne sortent que bien plus tard, lorsque le soleil se couche et que les patrouilles démarrent. Après de longues minutes d'inactivité, tu finis par entrer. Un jukebox crachote un son que tu n'as jamais entendu. Les chasseurs sont un peu disséminés à travers la pièce, se sont séparés comme s'ils suivaient une stratégie bien définie ((alors qu'il n'en est rien)). Un petit groupe à une table, un autre debout, proche de l'entrée. Et puis, il y a cette femme, restée au comptoir.

Tu t'approches à ton tour, commande d'une voix un peu enrouée une bière au hasard et restes un instant immobile appuyé là, à observer les bouteilles exposées. D'une main adroite, tu fais glisser un billet en direction du barman, lui dis de garder la monnaie, alors que tu récupères ta boisson et que tu t'installes finalement sur l'un des tabourets. T'es à un siège d'écart de la femme. Commence alors un délicieux moment de silence, durant lequel tu savoures ta bière, laissant parfois traîner quelques regards brillants en direction de sa silhouette. La logique voudrait que tu dises quelque chose, quelques mots, que tu l'abordes, que tu rayonnes un peu plus; et pourtant, tu te tais, le verre au bord des lèvres, un simple sourire flottant sur ton visage. Au bout d'un instant, tu remarques simplement qu'elle a terminé son verre et, t'adresses un vague signe du doigt au barman. Tu ne devrais pas laisser son verre vide trop longtemps. Que tu articules, accompagnant tes propos d'un un vague coup de menton en direction de la jeune femme, croisant pour la première fois de ce début de soirée son regard sombre.