appel(s) entre val et hiram

C’est la sonnerie du téléphone qui l’arrache à son rêve. Affalé sur son bureau, Hiram se réveille en sursaut, une page de sa dissertation collée à sa joue et une constellation de tâches d’encre le long de son visage. « Que… » Désorienté, son regard tombe sur la vieille montre accrochée à son poignet. 22h50. Mer- seigneur. Il s’est endormi sans s’en rendre compte, encore. Il est censé rendre ce devoir demain à treize heures, est loin de l’avoir fini et surtout a naïvement accepté de remplacer un collègue à l’hôpital de cinq à douze. Et de nouveau, ce même bruit strident, familier, qui lui vrille les tympans. Qui peut bien l’appeler si tard ? Au bord de la panique, Hiram décroche, prêt à --poliment-- informer son interlocuteur qu’il n’a pas le temps, merci bien… Et se redresse aussitôt, piqué au vif. Parce que c’est la voix de Val à l’autre bout du fil, et que ça ne va pas.
Devoir et boulot oubliés, il répond d’un ton qu’il s’efforce de rendre rassurant : « Tu ne me déranges jamais, Val. Qu’est-ce qui se passe ? »

Ah. Ça va donc être ce genre de conversations. Se débattant avec le cordon du téléphone, Hiram cale confortablement l’appareil sous son bras, ouvre l’unique fenêtre de son petit studio d’une main et se hisse sur le rebord à l’aide de l’autre. À ses pieds, la ville s’étend comme un tapis sombre percé de petits points brillants. Le froid lui arrache un frisson et il resserre les pans de sa veste autour de lui. « Il y a ce psychiatre, Raymond Moody, dont les travaux ont popularisé le concept de mort imminente… Je ne sais pas si tu en as déjà entendu parler, c’est assez récent. Apparemment, quand certains patients frôlent la mort, ils vivent des… choses. Tu as la conviction d’être décédé mais tu restes conscient, tu te déplaces le long d’un tunnel et tu vois une intense lumière blanche, avec à l’intérieur les gens que tu aimes qui te tendent les bras. Les médecins ne savent pas bien expliquer pourquoi. » Dans l’immeuble d’en face, la silhouette d’une femme se dessine, découpée en ombres chinoises par les néons. Lointaine, insignifiante, et d’autant plus fascinante.

« Moi, je crois que je sais pourquoi. Val, j’ignore ce qu’il y a après la mort mais même la science, un jour, sera obligée de reconnaître qu’il y a quelque chose. Et c’est déjà rassurant, non ? De se dire qu’au moins, il n’y a pas rien. Que Dieu a tout prévu. » Il triture son téléphone quelques instants, enroulant le cordon autour de son doigt avant de le lisser, et reprend :« C’est pour ça qu’il faut profiter pleinement de chaque jour, tu ne crois pas ? Parce que tu ne sais pas quand ça va s’arrêter. Pour laisser une trace… »

Val semble s’apaiser à l’autre bout du fil et Hiram s’autorise enfin à respirer. La tempête est passée, presque d’elle-même. « Arrête, tu sais que c’est faux, souffle-t-il en réponse à son soupir, se risquant à l’humour. Je n’ai pas si souvent raison. Tu te souviens de la fois où j’ai essayé d’imiter la signature de mes gardiens pour vous accompagner en voyage scolaire ? »
Il a eu le temps d’aiguiser ses mots, au fil des ans. Ceux qu’il lui offre, rassurants, ne sont que le fruit des réflexions qui le tourment quand il pense à la maladie de Val. Il est terrifié, Hiram, peut-être même plus que son ami. Il a besoin de réponses, lui aussi. Val est solide, brillant. « Je ne sais pas quel genre de trace je pourrais laisser mais au moins, il faut que je vive sans regrets. » Mais pas éternel. Et c’est précisément ça qui l’effraie. « Je n’en doute pas. Pourquoi cette inquiétude soudaine ? ose demander l’étudiant après quelques secondes d’hésitation. » Il est habitué, Hiram, cela ne le surprend plus. Ce n’est pas la première fois, ce ne sera pas la dernière. À chaque fois, pourtant, il est curieux de démêler les nœuds sous le crâne de Val, parce qu’il s’inquiète et que les nœuds, quand on les laisse trop longtemps intouché, deviennent difficiles à enlever.
Et puis, il y a sa mère.

Il y a le rire de Val à l’autre bout du fil, un peu tremblant, un peu fragile, auquel Hiram ne parvient pas à faire écho. Il y a ses mots qui trahissent une angoisse désormais familière malgré sa façade bravache, sa voix qui ne flanche pas. Peut-être que c’est la certitude morbide de sa propre fin qui l’a comme anesthésié, peut-être qu’il s’est habitué, résigné, mais Hiram, lui, ne peut s’empêcher d’avoir envie de crier dans son oreiller à chaque fois que le sujet revient sur le tapis. Il ne veut pas que Val disparaisse un jour. Il ne veut pas que son monde éclate de la sorte. Il se souvient de la première fois où il a assisté à un enterrement, à huit ans, des discours interminables qui célébraient les qualités d’un homme parti trop tôt. J’voulais pas qu’il meurt, moi, a-t-il bredouillé en rentrant ce soir-là, exténué. Comme s’il avait le pouvoir d’imposer sa volonté à Dieu. Il est plus humble à présent.
Dieu prend et prend et prend sans s’arrêter, tendres avec ses ouailles mais indifférent aux suppliques de ceux qui restent.
Et Hiram ne peut que sourire et s’efforcer d’être un bon ami, compréhensif et encourageant.

« Écoute, se décide-t-il finalement à répondre d’un ton fébrile. Je sais qu’il y a plein de gens qui disent que les voies du Seigneur sont impénétrables et qu’il faut accepter ses desseins, même s’ils nous paraissent parfois obscurs. Je ne pense pas que cela signifie qu’il faut se contenter d’attendre. De rester planté là. Aide-toi et le ciel t’aidera, tu vois ? Personne n’a jamais fait de grandes découvertes en se lamentant sur son sort. Alors je crois que tu as raison… Je crois que tu devrais saisir ta chance. » Tes chances. « Qu’est-ce que… Qu’est-ce que tu as envie de faire ? Étudier ? Voyager ? Te marier ? Dieu veille sur toi, Il t’aime, mais il nous a aussi fait cadeau du libre arbitre. Il n’est pas trop tard. »

« Je vais sortir avec une fille, lui annonce tout à coup Val d’un ton solennel. » À l’autre bout du fil, Hiram fronce les sourcils. Pardon ? Une fille ? N’importe quelle fille ? Il va aller dans la rue et demander à la première demoiselle qu’il croisera si elle veut bien aller prendre un verre quelque part ? À moins qu’il n’ait déjà une personne précise en tête. C’est sûrement plus probable, réalise Hiram, un brin honteux. Face à la détermination de Val, il a soudain l’impression d’être bête. Ils ont l’âge des premiers amours, des premiers serments. Certains de leurs anciens camarades de classe ont déjà goûté à la fraîcheur des lèvres d’une femme. D’un homme. Et avant leur rupture brutale, Tallula et Logan étaient à deux pas de l’autel. S’il y a bien deux ovnis dans cette galaxie, ce sont eux, « Je la connais ? Elle est jolie ? se risque-t-il à demander, curieux malgré lui. » Est-ce qu’elle te mérite ? « Et je veux être bourré, voir ce que ça fait, poursuit Val, inconscient de l’effet que produisent ses mots sur l’étudiant. » Il ne boit pas, Hiram, mais il n’ignore pas les effets ravageurs que peut avoir l’alcool. Méfiant, il se redresse, s’adosse un peu plus confortablement à l’encadrement de la fenêtre. « Tu seras prudent quand même, hein ? se sent-il obligé d’insister. » D’accord, il se montre peut-être un peu surprotecteur. Et alors ? Si Val décède à cause d’un verre de trop, il va s’en vouloir. « Pour les trucs sérieux, j’aviserai plus tard, je crois, achève finalement le jeune homme, et la bouche d’Hiram se plisse en un sourire discret. » L’expression l’amuse. Les choses sérieuses, celles qui donnent à votre vie un sens inattendu. « Peut-être que les “choses sérieuses” arriveront plus tôt que prévu, rétorque-t-il d’une voix sérieuse, alors qu’un rire gentiment moqueur menace de monter des profondeurs de sa gorge. Peut-être que cette fille va te trouver irrésistible, qu’elle va te supplier de lui passer la bague au doigt et que vous allez avoir pleiiin d’enfants. » Seigneur. Des enfants. Pas tout de suite, Val, s’il te plaît. « Tu me laisseras faire un discours embarrassant au mariage ? »

« Je ne sais pas si tu la connais, lui glisse Val à l’autre bout du fil. Elle travaille dans un café sur Northeast. » Northeast, Northeast… Qui connaît-il, qui travaille dans un café à Northeast ? Suri ? Ce serait drôle quand même. Un peu effrayant, mais drôle. Cela voudrait dire qu’ils seraient amenés à se voir plus souvent, pour Val. Il ne sait pas quoi en penser.
Mais il y a plein de jolies serveuses, à Northeast ou ailleurs, et la probabilité pour qu’il s'agisse justement d’elle reste mince. En tout cas, elle n’est pas assez grande pour qu’il s’amuse à balancer son nom sur un coup de tête. « Elle est comme un soleil, Hiram. Son sourire, si tu savais… » Le ton rêveur de Val lui arrache un petit rire attendri. « D’accord, tu n’es pas prêt à te marier mais Val… est-ce que tu ne serais pas un peu amoureux, par hasard ? ose lui demander Hiram avec une note de curiosité dans la voix. » Sur le point de le devenir, peut-être. Piégé, Valerian. Les deux pieds dans le plat. Farewell, soldat.

Rassuré par son affirmation apaisante à propos de l’alcool, Hiram se laisse surprendre par le rire exubérant de son ami. Il éloigne un peu le téléphone de son oreille, le temps qu’il reprenne son souffle. Mais il ne peut s’empêcher de sourire, soulagé de le savoir de meilleure humeur. « Ça me va. De toute façon, j’ai seulement besoin de quelques mots pour faire comprendre à ta future femme dans quelle galère elle s’embarque en t’épousant, plaisante-t-il en entortillant le cordon du téléphone autour de son doigt. Et à quel point elle est chanceuse, aussi.

Dans cinq ans… La question le désarçonne. Avec un léger soupir, Hiram contemple la ville endormie qui s’étend à ses pieds. « Je ne sais même pas où je serai dans six mois, murmure-t-il dans le combiné. » Il est déjà content de se dire qu’il y aura un lendemain.
Il rationne ses bénédictions, Hiram, de peur d’en venir à bout.

Le raisonnement naïf de Val lui inspire une pointe de curiosité. Hiram aurait voulu lui faire plaisir, renforcer ses illusions, mais l’expérience lui a appris le contraire. L’amour se moque de connaître vos chances, il frappe et vous laisse sur le carreau si le reste ne suit pas. Le visage de Jaden flotte derrière ses paupières et quand il rouvre les yeux, il repense aux remarques innocentes qu’a déjà pu lui faire Val, et qui ont mis le doigt sur une vérité dérangeante : lorsque Jaden lui demande quelque chose, il s’empresse de dire oui, parce qu’il veut l’impressionner, lui plaire aussi un peu. C’est ça l’amour ? Perdre ses moyens face à un sourire ? Il n’a pas choisi ça.
Il n’aurait jamais choisi.

De toute façon, il ne se passera jamais rien avec Jaden parce qu’Hiram refuse de le salir avec ça. Parce qu’il préfère la certitude de son amitié à cet emballement un brin ridicule, un brin maladroit, qu’il nourrit en secret depuis des années. Il s’apprête à mettre en garde son ami quand la plaisanterie de ce dernier lui enlève les mots de la bouche. Amusé, l’étudiant décide finalement de garder pour lui ses doutes. « Ce sera elle qui te protégera, ne t’en fais pas, glisse-t-il, l’air de rien. »

Comme si son aveu timide avait éveillé quelque chose chez Val, ses paroles se font soudain optimistes et réconfortantes. Les joues d’Hiram s’enflamment sous les compliments. « Tu n’es pas objectif, se contente-t-il de répondre  du bout des lèvres, mais il y a une note émue au fond de sa voix, et l’horizon semble plus clair tout d’un coup. » Hiram, il carbure à la confiance qu’on lui accorde et celle dont lui fait cadeau Val fait soudain paraître puériles ses inquiétudes. « Tu travailles demain ? dit-il en descendant de son perchoir et en refermant la fenêtre. Je peux passer te voir après mes cours. Tu me raconteras comment tu as rencontré cette fille. » Leurs jeux de rôle lui manquent plus qu’il n’ose l’avouer. Les récents événements les ont chacun happés dans leurs remous capricieux et trouver un créneau commun relève presque de l’impossible.
Et puis, difficile de s’échapper à travers un récit épique quand votre quotidien est déjà enlisé dans des rebondissements dignes d’un film de science-fiction.

Demain, demain… À part sa matinée de nettoyage à l’hôpital et son devoir à rendre, il est libre. Libre d’accepter l’invitation de Val, libre de gaspiller son après-midi avec lui, de débattre de la meilleure manière de séduire cette mystérieuse jeune fille, de tourner les pages d’un comics. Un après-midi, c’est une éternité. Il pourrait relire les rapports du Pr Watanabe, il pourrait s’avancer sur sa thèse. « Je serais là vers quatorze heures, alors, annonce-t-il dans le combiné. » Tout le monde a droit à une pause, non ? À une parenthèse pour souffler. « Je t’écouterais parler autant que tu veux. »
Demain, quand tout sera de nouveau possible. Quand Val crèvera sa bulle protectrice de l’intérieur et s’attaquera à la vie, comme un explorateur avec une terre encore sauvage. Il se demande ce que cela laisse présager pour son avenir, pour leur amitié. S’il ne risque pas de rester derrière tandis que Val défriche de nouveaux horizons. S’il ne faut pas qu’il le suive dans l’espoir de baigner un peu dans sa lumière.
Il a bien choisi son moment, songe distraitement l’étudiant avec un petit sourire. Parfait timing pour changer de cap, alors que toute la ville est en proie à la panique.

« Bonne nuit, Val, souffle Hiram avant de raccrocher. À demain. »

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