Appel.s entre Keira et Neide.

Sonnerie stridente, Almeida effectue un triple dérapage dans le salon, se raccroche, au canapé, détale à toute allure vers le téléphone qui vibre contre le mur. Sahar ne doit surtout pas être dérangé, il a un examen important demain. C'est du moins ce qu'il lui a dit, avant de s'enfermer dans sa chambre sans un mot de plus. Le pauvre a l'air tourmenté, en ce moment. Déboires de jeune à peine sorti de l'adolescence couplées à ces mutations incontrôlables... Neide, dans sa vie confortable de jeune femme déjà bien enracinée dans le monde du travail, s'en sent à la fois proche et éloignée.

- Allo ?! Maman, c'est toi ?

La voix trahit son attitude - à l'exception de sa mère, elle ne voit pas qui pourrait l'appeler à une heure aussi tardive. Pas Jaden le fantomatique, pas Bharati dont chaque apparition cause un relent de culpabilité électrique dans ses veines, pas Baxter qui ignore comment on communique à la manière du commun des mortels...

Une voix enfantine s'élève à l'autre bout du combiné. Des enfants qui lui feraient une plaisanterie idiote ? Ou Zelda, du Red Club. Non. L'aspirante actrice avait une voix bien plus posée, profonde, voix de celles qui ont mille visages...

- Non, je ne dormais pas, Keira. Et non, je ne vous avais pas reconnue... Ne le prenez pas mal, mais c'est plutôt vous qui avez l'air toute jeune, là !

Soulagée que cela ne soit pas une urgence, elle contemple son canapé avant de s'y écrouler, se questionnant sur la raison de l'appel de l'autre femme. Elle était vraisemblablement ivre. Son sang ne fit qu'un tour, avant d'aller taper contre ses tempes. Keira avait-elle perdu le contrôle de son pouvoir ? L'appelait-elle pour limiter la casse ?

- Tout va bien, Keira ? questionne t-elle d'un ton prudent, habituée à jongler avec les émotions des gens comme s'ils n'étaient que des réceptacles fragiles, sujets aux cassures irréparables.

Ah ben d'accord. Neide ne s'attendait pas à faire du baby-sitting... Mais soit. A vrai dire, elle s'ennuyait royalement, lorsqu'elle ne travaillait pas.

- Eh bien, vous parlez de votre vagin à tous ceux qui vous donnent leur numéro, Keira ? Enfin, entre nous, tant que du sable n'en coule pas, vous êtes tranquille, parole de médecin.

Elle garde sa voix basse, pour ne pas déranger Sahar. Mais également, parce qu'étrangement, elle n'a aucune envie qu'on ne la surprenne dans cette conversation. Pas une question de discrétion ou de honte mais plutôt car elle a envie de garder ce moment pour elle-même. Sans doute parce qu'elle n'a pas ressenti d'amusement aussi sincère depuis un bon moment...

- Oh, ah bon, à ce point... Je suis contente que vous alliez bien, alors. Keira., ponctue t-elle avec un sourire que n'importe qui aurait jugé vorace.

Neide sent ses lèvres s'assécher, probablement parce qu'il n'y a pas eu d'alcool chez elle depuis presque 1 an et demi. L'ivresse flagrante de Keira semble apporter à ses côtés l'odeur de la liqueur et la nonchalance qui en résulte - une nonchalance que Neide regretterait presque.

- Non, je ne savais pas. Et non, Keira, entre nous, je vous préfère en sécurité que dans un lit d'hôpital. , réplique t-elle, inquiète à l'idée que la jeune femme ne se retrouve encore dans une situation délétère.

Lors du mouvement de panique à Central, elles avaient eu la chance de pouvoir rejoindre obtenir des soins sans s'attirer d'ennuis. Qu'en serait-il la prochaine fois ? Le seul endroit sûr pour Keira était son domicile, elle en était intimement persuadée. La lettre qu'elle avait trouvé dans sa boîte aux lettres en début d'après-midi ne faisait que confirmer cette conviction. Quelqu'un savait ce qu'elle faisait et où elle habitait. La question était : pourquoi ce drôle de mec de l'u-am ne l'avait-il pas dénoncée, alors ?

- Vous êtes seule, Keira ? demande avant de pouvoir rattraper ses mots au vol.

Est-ce que c'était raisonnable de laisser la pauvre femme se saouler alors qu'elle avait l'air assez fragile comme ça ?

Le rire retentit à nouveau à l'autre bout du combiné - à la fois si proche et si lointain semble t-il, comme si elles se faisaient face aux confins du monde - et perce la nuit. L'espace d'un instant, Neide a l'impression d'être en plein jour. A travers les rideaux, elle observe l'obscurité qui se déploie sous les réverbères et d'une oreille distraite, s'amuse des bavardages de Keira.

Elle, rassurante ? Neide sent de nouveau sa bouche s'assécher. Quelle étrange remarque ! Bien entendu, c'était le cœur de son métier, faire en sorte de mater la panique chez les gens, vu son statut d'urgentiste, néanmoins... elle n'avait pas spécialement eu l'impression que ses entretiens avec Keira avaient été "rassurants". Au point même que Keira avait failli se vider de son sang sous ses yeux...

- Vous me faites plaisir, ça change des gens qui disent que je les terrifie, réplique t-elle, sans laisser transparaître sa gêne, qui était, à vrai dire, plus du à l'état de Keira qu'à la teneur de ses paroles. Le retour à la maison n'a pas été trop difficile, j'espère ? Vous n'avez pas de mal à marcher ?

Toute seule dans son lit ? Neide fronça les sourcils. Elle ne comprenait pas pourquoi Keira lui confiait ce genre de détails. Si elle ne l'avait pas appelée par son prénom, elle aurait juré que Keira pensait s'adresser au téléphone rose.

- Dans votre lit ? Vous êtes prête à vous coucher, alors. Je pense que vous allez avoir trèèèèèès mal à la tête, demain... conseille t-elle comme elle l'aurait dit à une vieille copine. Alors comme ça, vous alliez vous endormir et c'est à moi que vous avez pensé ? Je suis flattée, s'amuse t-elle sans arrières pensées.

C'est l'une des choses les plus gentilles qu'on m'a jamais dite...
C'est ce qu'elle avait envie de répondre. Mais les mots se tarissent avant de franchir ses lèvres. Elle aurait l'air de quoi ? D'une femme désespérée, avide de compliments ? Quand ben même Keira ne se rappellerait probablement pas de ses confessions le lendemain, voire même d'ici quelques minutes, Neide n'avait aucune envie de s'abaisser à de telles mièvreries. Neide ne répond pas, se contente d'un sourire qui, elle ose l'espérer, s'entendra au téléphone.

- Et il a bien raison. C'est un petit ou un grand ?

Aussitôt, elle se maudit. Elle n'a pas à se permettre de telles familiarités avec des patients, quand bien même cela n'était pas la nature exacte du lien qui l'attachait à Keira. Mais elle se sentait curieuse des petites banalités de la vie de l'autre femme, des choses qu'on ne pouvait pas deviner et qui ne semblaient pas si importantes que ça et qui pourtant, construisait fondamentalement l'existence des humains.

- Demain matin, vous regretterez d'avoir dit ça... vous savez, quand il faudra se lever et que vous aurez votre cerveau qui tente de s'échapper de votre crâne, moralise Neide en se rongeant un ongle.

Habitude bien dégueulasse que personne n'avait remarqué, espérait-elle.

La remercier ? Son métier se pratiquait par abnégation, dans le cas de Neide, également par manque de fureur de vivre. Elle ne le faisait ni pour le mérite social, ni pour l'argent : son ratio temps passé au travail et récompense était bien trop déséquilibré. Elle ne s'attendait pas à des remerciements, car ils étaient rares ou jaillissaient sous le coup de la joie mêlée au désespoir. Rarement d'une manière aussi posée, aussi abrupte dans la surprise qu'elle engendrait.

- Oh. Je... Vous n'étiez pas obligée. Je ne fais que mon métier.

C'était la vérité. Mais c'était également sous l'impulsion d'une rigueur morale dont elle ignorait l'existence qu'elle était sortie de la boutique porter secours aux blessés dans la foule du quatre juillet. Elle aurait pu rester à l'abri.

- Un dîner ? Elle s'apprêtait à refuser mais se rendit compte qu'au final, elle n'avait aucune raison de refuser. Mieux encore, pour une raison obscure, ce dîner lui faisait de l’œil. Eh bien, pourquoi pas ! ça nous changera les idées à toutes les deux... vous invitez ? A ce qu'il parait, c'est vous l’aînée. taquine t-elle en gloussant comme une adolescente.

Neide avait un rire idiot, bien loin de son habituelle posture sociale, si réfrigérante.